Un juge (13) Les tribunaux correctionnels

Publié le par Raymond Lévy

Palais de justice de Bobigny
Palais de justice de Bobigny

Au cours de ma carrière, j'ai donc souvent exercé, à des grades différents, la présidence de tribunaux correctionnels, à Alençon, à Metz et à Bobigny. J'évoquerai ces fonctions sans distinguer selon les temps et lieux. Des anecdotes et histoires drôles émergent toujours de la masse des affaires appelées aux audiences.

Un jour, un client d'un grand magasin a volé des ampoules électriques qu'il a dissimulées dans ses chaussettes, tout content de sa ruse pour passer les contrôles de sortie. Il s'est fait prendre. Je lui ai fait remarquer qu'il avait trouvé un moyen original d'avoir des ampoules au pied. Le journaliste présent s'en est tellement amusé, qu'il en a fait le titre de son article du lendemain.

J'étais assez rigoureux dans l'application des sanctions, ce qui a commencé par inquiéter les avocats, habitués à une jurisprudence plus douce. Mais sils se sont vite rassurés en constatant que j'appliquais la même rigueur dans l'appréciation exigeante des preuves et le respect des règles de procédure. Il faut dénoncer une attitude qui était alors trop répandue, sans toutefois généraliser, et qui n'a pas complètement disparu. Elle consistait à ne pas vouloir désavouer le Parquet qui avait poursuivi, une relaxe étant considérée comme une décision anormale et offensante pour le Parquet qui n'avait pas cru devoir classer l'affaire. C'était l'époque où certains procureurs exigeaient que le parquetier d'audience fasse un rapport en cas de relaxe par le tribunal. Cette pratique a disparu fort heureusement au fil de l'évolution (et de la surcharge des parquets). Aussi nombre de juridictions préféraient condamner "au bénéfice du doute" en prononçant des sanctions minimes dont les condamnés n'osaient pas faire appel. J'estimais, et j'estime, que ce n'est que notre rigueur dans le respect des règles de droit, des présomptions légales et dans la caractérisation de la culpabilité des prévenus, qui nous rendent légitimes à prononcer des sanctions parfois sévères. Des avocats m'ont souvent dit que j'étais le premier à les écouter avec attention, et à oser prononcer des relaxes et des annulations de procédure. C'est certes personnellement agréable à entendre, mais c'est désespérant quand on pense que ce devrait être une attitude générale et le comportement pour lequel, dans un Etat de droit, nous sommes payés par la République.

A tribunal de grande Instance de Bobigny, existaient plusieurs "chambres correctionnelles". Une chambre jugeait les affaires importantes de stupéfiants, à temps complet. D'autres jugeaient les affaires de stupéfiants de moindre gravité. Une jugeait les escroqueries et autres infractions plus ou moins astucieuses ou élabores. Enfin, une chambre jugeait à temps complet, six jours sur sept jusqu'à ce qu'on supprime les audiences du samedi dont la composition était trop variable et les décisions trop disparates, les affaires de flagrant délit, selon une procédure qui avait perdu le nom de "flagrant délit", s'appelait et s'appelle toujours , de la "comparution immédiate". L'audience du samedi nécessitait le recours à des juges et vice-présidents de toutes les autres chambres (civiles et pénales) du tribunal de Bobigny. Magistrats et greffiers n'étaient pas familiarisés avec la procédure de comparution immédiate, ce qui les mettait en difficulté.

J'ai connu l'époque où l'émission de chèques sans provision et le défaut d'assurance automobile étaient des délits,jugés par un juge unique, dans des audiences fleuves. Il m'est arrivé de dépasser le seuil des cent dossiers en une seule audience.

A une époque, on jugeait des délits de fuite avec l'argument imparable envers les prévenus qu'ils étaient assurés, et que ça ne leur coûtait rien de s'arrêter et de faire un constat. A force de répression et de pédagogie, on avait presque réussi à faire disparaître ce fléau de certains ressorts juridictionnels. Patatras ! Le législateur a édicté la réforme du bonus-malus,et du jour au lendemain la statistique des délits de fuite a pris un envol spectaculaire.

Dans le courant de l'année 2000, il est apparu que l'une des chambres correctionnelles du tribunal de Bobigny ne pourrait pas être maintenue, faute d'effectif: l'un des trois magistrats qui la composaient était sous contrat pour une durée de trois ans, dont la date d'expiration allait survenir. Il fallait donc anticiper la suppression de cette chambre, et renvoyer les affaires qu'elle ne pourrait pas juger, devant une autre formation correctionnelle. J'ai donc reçu des instructions écrites du président du tribunal de prendre la présidence de cette chambre et de renvoyer ces dossiers devant d'autres chambres (et, si possible, devant une autre chambre que j'allais présider par la suite, ce qui faisait que je retrouverais ces dossiers). Mais ce président du tribunal de Bobigny, quelque temps plus tard, ne s'est pas souvenu qu'il m'avait donné ces instructions écrites et a cru pouvoir me reprocher de faire ce qu'il m'avait ordonné...j'ai ainsi reçu une lettre officielle du 20 novembre 2000 qui énonçait:"Votre pratique quasi-systématique qui consiste à renvoyez les dossiers dont vous êtes saisi à d'autres chambres témoigne de votre part d'une désinvolture et d'une paresse inadmissibles." Observons d'abord qu'il ne s'agissait pas de mes décisions, mais de décisions rendues collégialement par la juridiction, qui comprenait le magistrat qui allait partir et qui connaissait donc parfaitement les données de la situation. Cette lettre constituait une critique de décisions juridictionnelles, interdite par la loi pénale. J'ai répondu de manière cinglante le 22 novembre 2000 :

"Je ne doute pas qu'il faille voir dans cette missive une plaisante manière de me motiver et de me donner le moral nécessaire pour présider jusqu'à la fin de l'année à la disparition programmée de la seizième chambre du tribunal correctionnel, qui fut l'une des plus intéressantes de ce Tribunal. Cette injonction est parfaitement cohérente avec la notification que vous m'avez faite il y a une dizaine de jours d'évaluations validées par monsieur le premier président de la cour d'appel de Paris, soulignant mes compétences techniques, mon dévouement au service et l'excellence de mes présidences d'audience. Il est vrai que je préside des audiences correctionnelles, tant en premier degré qu'en appel, depuis plus de vingt-deux ans...."

"J'ignorais que le fait de renvoyer les dossiers à d'autres chambres, en exécution stricte de l'ordonnance de roulement que vous avez signée et peut-être lue, ainsi que des nombreuses notes de service et instructions émanant de vos services, détaillant avec précision les modalités de renvoi et les chambres destinataires, pouvait constituer de ma part une désinvolture et une paresse inadmissibles. Les renvois que ma chambre a ordonnés collégialement l'ont été en stricte conformité à vos instructions, aux réquisitions du Parquet, à l'avis de mes assesseurs et aux demandes des conseils. Peut-être ai-je commis la faute d'accorder trop d'importance à vos instructions, et je modérerai la discipline prussienne qui tend à s'instaurer dans cette juridiction en appliquant désormais la remarque du défunt General Feldmarshall von Moltke à un officier ( il suffit de remplacer le terme officier par le terme magistrat) :"

"Monsieur, on vous a fait officier pour que vous sachiez quand vous devez désobéir!"

Ce président, très mal considéré par l'ensemble du personnel judiciaire, fut d'autant plus mortifié que les avocats de Bobigny prirent parti pour moi et évoquèrent même une grève de soutien, et le firent savoir.

En guise de gaminerie ultime, ce résident du tribunal avait indiqué en bas de sa lettre : "Copie premier président de la cour d'appel de Paris". Quelqu'un rendit compte à cette autorité supérieure, et le président convient piteusement qu'il n'avait, en fait , pas envoyé de copie au premier président et qu'il avait mis cette mention pour m'impressionner. Une telle,pantalonnade, à ce niveau de la hiérarchie, donne une triste idée du niveau du haut personnel judiciaire.

On devine que j'eus envie de quitter Bobigny, et je n'étais pas le seul, dès qu'une opportunité se présenterait. Elle se produisit en 2001, et je quittai Bobigny de manière glorieuse, puisque je fus détaché auprès de la mission de l'Organisation des Nations Unies au Kosovo, en prenant tout le monde par surprise.

Publié dans Justice

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