Un texte remarquable de Jean GIONO

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Je pique dans une invitation aux entretiens de Royaumont ce texte remarquable de Jean Giono.

 

Jean GIONO

Le sens matériel

 

"Il est évident que nous changeons d'époque. Il faut faire notre bilan. Nous avons un héritage, laissé par la nature et par nos ancêtres. Des paysages ont été des états d'âmes et peuvent encore l'être pour nous-mêmes et ceux qui viendront après nous ; une histoire est restée inscrite dans les pierres des monuments ; le passé ne peut pas être entièrement aboli sans assécher de façon inhumaine tout avenir. Les choses se transforment sous nos yeux avec une extraordinaire vitesse. Et on ne peut pas toujours prétendre que cette transformation soit un progrès.

 

Nos "belles" créations se comptent sur les doigts de la main, nos "destructions" sont innombrables. Telle prairie, telle forêt, telle colline sont la proie de bulldozers et autres engins ; on aplanit, on rectifie, on utilise ; mais on utilise toujours dans le sens matériel, qui est forcément le plus bas. Telle vallée, on la barre, tel fleuve, on le canalise, telle eau, on la turbine. On fait du papier journal avec des cèdres dont les Croisés ont ramené les graines dans leurs poches. Pour rendre les routes "roulantes" on met à bas les alignements d'arbres de Sully. Pour créer des parkings, on démolit des chapelles romanes, des hôtels du XVIIème, de vieilles halles. Les autoroutes flagellent de leur lente ondulation des paysages vierges. Des combinats de raffineries de pétrole s'installent sur des étangs romains. On veut tout faire fonctionner. Le mot "fonctionnel" a fait plus de mal qu'Attila ; c'est vraiment après son passage que l'herbe ne repousse plus. On a tellement foi en la science (qui elle-même n'a foi en rien, même pas en elle-même), qu'on rejette avec un dégoût qu'on ne va pas tarder à payer très cher tout ce qui, jusqu'ici, faisait le bonheur des hommes.

Cette façon de faire est déterminée par quoi ? Le noble élan vers le progrès ?

Non : le besoin de gagner de l'argent.

 

Écoutez les discours politiques, lisez les journaux : on ne parle que de prix "compétitifs", de rendement, de marges bénéficiaires, etc. Il faudrait à la fin se rendre compte, si on en est fermement sur le chapitre de l'argent, qu'il ne se gagne pas qu'avec de la betterave, du beurre, du pétrole ou de l'acier. Qu'il y a des créations artistiques qui rapportent plus que des puits de pétrole et que tous les hauts fourneaux de la vallée de la Moselle réunis. Le centre artistique de Florence rapporte plus à la ville, à la région, aux Florentins de la cité et des cités environnantes que toutes les industries groupées dans cette région, plus que si toutes ces industries étaient multipliées par mille. Seraient-elles d'ailleurs multipliées par mille qu'elles courraient toujours le risque d'être concurrencées par des régions où elles seraient multipliées par dix mille, et pourraient-elles suivre la cadence qu'il faudrait encore courir après le client et essayer de remplir le carnet de commandes avec des politiques et de la politique. Tandis qu'il n'y a pas de concurrence pour le trésor que lui ont légué ces artistes, son école de peinture, de sculpture, d'architecture, ses cathédrales, ses couvents, le Palazzo Vecchio. C'est par milliards que l'argent tombe dans les escarcelles et les comptoirs florentins, c'est par milliards qu'il tombe à Venise, à Rome, c'est par milliards qu'il inonde la péninsule depuis le Piémont jusqu'en Sicile. Il en faudrait des puits de pétrole et des hauts fourneaux pour arriver au même résultat ! Il a suffi du génie de quelques artistes et de l'intelligence conservatrice de leurs héritiers. "Les Pèlerins d'Emmaüs", "La Ronde de Nuit", "Le Syndic des drapiers", "La Leçon d'anatomie", voilà qui n'a pas besoin de Marché commun pour faire entrer les devises."  

 

Jean GIONO, « Il est évident », dans La Chasse au bonheur, Chroniques1966-1970.

Publié dans Economie

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