Un juge (14) Statistiques et histoire

Publié le par Raymond Lévy

Un juge (14) Statistiques et histoire

L'administration a toujours aimé les statistiques. Elles étaient des indicateurs de situation, mais leur rôle a dérivé et le ministère en a fait des indicateurs de performances conditionnant la carrière des magistrats, surtout des chefs de juridictions. On a voulu nous faire croire que les juridictions obtenant de bonnes statistiques recevraient des moyens supplémentaires. Il y a eu quelques velléités en ce sens, mais très réduites. On a aussi fait une application inverse des résultats statistiques : quelques cours d'appel et les tribunaux qui en dépendaient ont été jugés sinistrés et ont fait l'objet de "pactes d'amélioration" (on n'avait pas encore inventé l'expression "pacte de compétitivité") ou de "contrats d'objectifs". L'imagination sémantique des technocrates est sans limite. On créait dans ces cours sinistrées des postes supplémentaires , y compris des postes de hiérarchie, contre promesse de leurs chefs de résorber grâce à ces moyens nouveaux les retards des juridictions. d'améliorer le nombre des décisions rendues et réduire les délais moyens de traitement des contentieux. Ce fut fait notamment pour l'énorme cour d'appel d'Aix en Provence. Finalement, valait-il mieux être performant ou valait-il mieux avoir une situation catastrophique, pour obtenir des moyens supplémentaires (et des promotions)? Les magistrats des juridictions dont la situation était bonne, grâce à leur travail acharné, et qui espéraient être un peu soulagés par des renforts, ont eu parfois le sentiment d'être victimes de marchés de dupes.

C'est au cours des années 1985 à 2000 que s'est opéré un véritable basculement dans les mentalités judiciaires, par l'obsession des résultats statistiques. Evidemment, si l'on peut obtenir la qualité et la quantité, c'est idéal. Mais les moyens humains et matériels de la justice française permettent rarement ce cumul. Ceci a créé des situations schizophréniques pour les magistrats, de qui on exigeait tour à tour, selon la personnalité des hiérarques qui les dominaient, de privilégier la quantité des décisions rendues, au détriment de la qualité des décisions et de l'attention portée à l'étude des dossiers, ou de privilégier la qualité des décisions, quitte à leur reprocher ensuite un "rendement " insuffisant. Quand encore on peut avoir des objectifs et des choix clairs, on peut conserver une certaine santé mentale et physique. On n e le peut pas quand on nous demande de changer d'optique à chaque changement de président, et de faire un jour le contraire de ce qu'on faisait, puis de repartir dans l'autre sens en conséquence d'un nouveau changement de "chef". Quand on exige à la fois la qualité et le rendement, le juge ou le procureur s'épuise et subit un "burn out". C'est ainsi que la chambre des appels correctionnels de la cour d'appel d'Amiens s'est effondrée, à la suite d'un changement de son président, en 2013.

L'humour est un moyen de survivre et de résister mentalement à ces pressions. Pour moi, c'est tout simplement une arme de survie.

A la cour d'appel de Douai, au début des années 1990, un collègue méridional nous déclarait qu'il allait prendre sa retraite dans quelques années, qu'il aurait un jardin das sa propriété, qu'il y ferait ériger un "autel de la Statistique" et qu'il emmènerait consciencieusement chaque matin son chien pisser sur cet autel.

La cour d'appel de Douai occupait les locaux de l'ancien Parlement des Flandres. Il s'agissait du "refuge" en ville des moines de l'abbaye d'Anchin. Les abbayes étaient sous l'Ancien Régime de gros propriétaires fonciers, et les abbayes situées à la campagne disposaient presque toujours d'une propriété dans une ville, où ils pouvaient s'abriter en cas de troubles, de guerre ou de circulation de bandes de pillards, voire de destruction de leur monastères. Les mêmes abbayes se livraient souvent au commerce de leurs productions agricoles ou viticoles, avaient aussi des entrepôts, des chais ou autres relais en ville. C'est ainsi que le bâtiment, qui a été magnifiquement restauré, possédait un quai de chargement et déchargement sur le bord de la rivière Scarpe, le long d'une galerie à ogives, ogives qui ont été dégagées. Le roi Louis XIV, après ses conquêtes dans le Nord, a institué une cour souveraine : le Parlement des Flandres. Le choix d'implantation a été disputé, après que Tournai eût été jugé être une position trop avancée en cas de guerre ou de variation des frontières, entre Lille et Douai. Lille n'était pas alors la métropole que nous connaissons, et les deux villes étaient d'importance grossièrement comparable. Ce sont des considérations financières qui ont emporté la décision, et l'esprit d'à propos des bourgeois de Douai. La ville de Douai a racheté aux moines leur refuge, et a proposé d'offrir le bâtiment pour y installer le Parlement des Flandres. Quand on prend le pouvoir politique par les sentiments, c'est à dire par l'argent, on peut obtenir satisfaction. C'est ainsi que Douai est devenue la capitale judiciaire des Flandres françaises, Lille en devenant , avec l'implantation de sa citadelle, la capitale militaire. Lille est devenue une métropole surclassant largement Douai, et le fait que la cour d'appel ne soit pas implantée au chef-lieu administratif et économique intrigue de nos jours. L'explication en est historique. Cette implantation a parfois été remise en cause, et Douai a subi la menace du déplacement de la cour d'appel à Lille. Le ministère a imposé, à une époque où le respect des sites et monuments historiques n'était pas encore une valeur établie, un choix : ou bien on construisait une tour moderne juste à côté des bâtiments historiques, pour loger les extensions de bureaux nécessaires, ou bien la cour partait à Lille. La tour se construisit, et ce n'est pas une réussite.J'ai des collègues qui ont connu toute leur progression de carrière, du tribunal à la cour d'appel, le long de l'ascenseur de cette tour. Certains téméraires ont accepté de traverser la rue, pour siéger au tribunal d'instance installé en face, avant de revenir dans la tour avec une promotion.

Une extension horizontale était prévue au pied de la tour, mais n'a jamais été faite, ce qui donne à l'ensemble un aspect inachevé. Une partie des bâtiments anciens abritait avant la Révolution "l'hôtel" d'un premier président, c'est à dire son logement et ses écuries. Le bureau du premier président, non plus du Parlement mais de la cour d'appel, y a été installé et est orné d'un portrait en pied du roi Louis XV. Une autre partie abritait des salles d'audience et locaux divers, dont la salle d'apparat du Parlement des Flandres, ornée de baies vitrées et de grands tableaux représentant les allégories de la Justice et de diverses vertus. Ce genre iconographique ne nous parle plus beaucoup, nous identifions avec difficulté les vertus incarnées par ces dames peintes, mais l'effet artistique demeure. Il m'arrivait de faire visiter le Parlement des Flandres, et de demander en sortant de cette salle d'apparat, qu'est-ce qui démontrait péremptoirement qu'elle ne datait pas du vingtième siècle. Les visiteurs, perplexes, se demandaient à quoi s'attendre. Je leur démontrais que cette salle ne pouvait qu'être antérieure et non remaniée, parce que, parmi les allégories présentées, il n'y avait pas d'allégorie de la Statistique !

Il y avait un autre tableau d'intérêt historique à la cour d'appel: le portrait de Merlin de Douai, un juriste qui avait occupé des fonctions importantes pendant la Révolution et l'Empire, été procureur général à Douai puis à la cour de cassation. Quelque temps avant le bicentenaire de la création de la Cour de cassation, cette haute juridiction a exprimé le désir de disposer de ce tableau pour l'exposition devant commémorer ce bicentenaire. Le tableau avait subi les outrages du temps. Son sort s'est négocié, et il a été convenu qu'il serait déplacé à Paris et y serait exposé, mais qu'il serait restauré aux frais de la cour de cassation ou du ministère, et après, serait rapatrié à Douai. Il en fut ainsi. Ce qui me permit de dire: "C'est un comble, pour un notable de la Révolution et de l'Empire, d'avoir besoin d'une Restauration !"

Pour faire face à l'accroissement du nombre des magistrats, la cour d'appel a transformé en bureaux des espaces situés sous les combles. Nous rédigions donc nos arrêts dans ces bureaux, et descendions pour les audiences. Un e mes collègues nous fit observer que les bâtiments avaient retrouvé leur vocation première: "Comme les moines, nous méditons dans nos cellules et nous descendons pour les offices."

Publié dans Justice

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